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Christiane RANCEÌ : « Malgré la mort, on peut aimer la vie »

Journaliste puis eÌ crivaine, auteure de biographies
remarqueÌ es, Christiane RanceÌ publie ses carnets spirituels. IntituleÌ s « En pleine lumieÌ€re », ils offrent des reÌ flexions approfondies sur la vie, le deuil, la joie, la foi au fil des jours.

–” ApreÌ€s avoir eÌ teÌ journaliste puis avoir retraceÌ le parcours de grandes figures spirituelles, ce sont votre propre parcours, vos convictions spirituelles et religieuses que vous reÌ veÌ lez dans ces carnets spirituels.

–” Je parle de moi suite aÌ€ la lettre d’un lecteur qui m’a
beaucoup eÌ branleÌ e. Il avait lu l’un de mes livres sur la prieÌ€re et me demandait : « Qui eÌ‚tes–“vous pour eÌ crire cela ? ». Effectivement, je ne suis ni religieuse, ni theÌ ologienne, ni diacre. Je suis passeÌ e par le journalisme, j’ai eÌ crit un roman puis des biographies notamment de JeÌ sus, Tolstoï, la philosophe Simone Weil, sainte TheÌ reÌ€se d’Avila et le pape François. J’ai aussi fait la connaissance avec la mort aÌ€ deux reprises de manieÌ€re treÌ€s proche : j’ai perdu un enfant au berceau et, plus reÌ cemment, ma soeur avec laquelle j’eÌ tais consubstantiellement lieÌ e. Elle avait un cancer et s’est vue mourir. Elle m’a demandeÌ de rendre teÌ moignage de sa foi et de la mienne par-delaÌ€ la mort. J’ai eÌ crit ce livre pour teÌ moigner d’une espeÌ rance et essayer d’expliquer pourquoi, malgreÌ la mort, on peut avoir un rapport amoureux avec la vie.

–” Vous avez eÌ teÌ journaliste pendant quinze ans. Comment l’eÌ‚tes-vous devenue ?

–” Je crois que j’ai eu beaucoup de chance. Je suis neÌ e au Maroc, j’ai veÌ cu en Allemagne puis un peu partout en France suite aux affectations de mon peÌ€re qui eÌ tait militaire. J’ai eu la chance d’avoir des parents treÌ€s aimants, tout comme mes grands-parents treÌ€s catholiques. J’ai fait des eÌ tudes de lettres et de sciences politiques et cela m’a ameneÌ e au journalisme.

–” Vous aimiez eÌ crire ?

–” C’est ma manieÌ€re d’eÌ‚tre au monde : je suis graphomane. J’ai aussi beaucoup lu et je consideÌ€re les livres comme mes plus beaux compagnons de route. On m’a proposeÌ d’eÌ crire des articles et c’est comme cela que je suis entreÌ e au Figaro Magazine ouÌ€ j’ai eu eÌ normeÌ ment de liberteÌ . J’ai fait de treÌ€s belles rencontres et j’ai chercheÌ de plus en plus aÌ€ deÌ couvrir des grands teÌ moins qui ont un questionnement sur la marche du monde et sur leur propre vie.

–” Vous eÌ crivez que vous avez une dette de reconnaissance aÌ€ l’eÌ gard de certaines personnes pour ce que vous eÌ‚tes devenue.

–” Il y en a beaucoup. Ma soeur qui m’a appris que la joie est une forme de gueÌ rison et aÌ€ eÌ‚tre pleinement dans l’amour de la vie et de l’autre. Je dois aÌ€ MeÌ€re Theresa, que j’ai rencontreÌ e aÌ€ Calcutta, de m’avoir fait deÌ couvrir ce qu’eÌ tait la prieÌ€re. Je dois aÌ€ Rimbaud d’eÌ‚tre revenue paradoxalement aÌ€ ma foi premieÌ€re, aÌ€ la beauteÌ de sa poeÌ sie, aux questions qu’il pose dans ses Illuminations sur la violence eÌ conomique. Mais aussi aÌ€ son invitation aÌ€ eÌ‚tre le coeur, l’aÌ‚me et l’esprit. Je dois aÌ€ Herman Melville et aÌ€ son livre Moby Dick, aÌ€ la dame qui tient l’eÌ picerie de mon village des PyreÌ neÌ es pour sa leçon de foi en l’homme et son abneÌ gation. Et encore aÌ€ tant d’autres...

–” En quinze ans de journalisme, vous avez pu affiner votre regard sur le monde ?

–” J’ai eu la chance d’eÌ‚tre grand reporter, de beaucoup voyager. Cela m’a appris la neÌ cessiteÌ d’une grande eÌ coute, de me deÌ barrasser de mes a priori. La neÌ cessiteÌ de prendre du temps pour comprendre quelle est la religion du lieu, l’art d’aimer, ce qui est important aux yeux de mes inter- locuteurs.

–” Parmi les personnaliteÌ s dont vous avez fait la biographie, figure Tolstoï. Pourquoi ?

–” Sa vie est un parcours spirituel. C’est quelqu’un qui avait une passion de la vie comme un ogre et une empathie jusqu’aux fleurs meÌ‚mes. Il a voulu rencontrer Dieu mais il n’y est jamais arriveÌ . Il y a un deÌ sespoir chez lui de ne pas parvenir aÌ€ s’abandonner aÌ€ Dieu. Cela a eÌ teÌ son tourment, cette inquieÌ tude constante mais qu’il a rendue fructueuse.

–” Vous avez aussi eÌ crit une biographie du pape peu apreÌ€s son eÌ lection.

–” J’eÌ tais en Argentine aÌ€ cette eÌ poque pour enqueÌ‚ter sur le crash eÌ conomique dans ce pays. J’y ai passeÌ deux mois. On m’avait parleÌ de Monseigneur Bergoglio et de son par- cours. On m’a raconteÌ que, jeune seÌ minariste jeÌ suite, il avait eÌ teÌ dans les bidonvilles et que voir des personnes aÌ€ ce point pauvres et exclues avait eÌ teÌ le choc de sa vie. Il a construit sa pastorale aÌ€ partir de cela. Il est ensuite devenu supeÌ rieur des jeÌ suites puis cardinal, mais c’est ce choc initial qui explique son attention particulieÌ€re, par exemple pour les migrants. VoilaÌ€ pourquoi il a eÌ teÌ aÌ€ Lampedusa, comme il avait preÌ ceÌ demment porteÌ attention en AmeÌ rique latine aux migrants de l’altiplano eÌ choueÌ s dans les grandes villes. Il est sensible aÌ€ cette fracture sociale excluant une partie de la population.

–” Qu’est-ce qui vous touche particulieÌ€rement chez lui ?

–” Il est un pasteur qui essaie de renouer un vrai dialogue avec les fideÌ€les. Il demandait aux preÌ‚tres en Argentine d’eÌ‚tre proches de la population, avec un devoir de compassion et de reÌ conciliation. Alors qu’en Europe, il y a une telle deÌ rive entre la hieÌ rarchie et les fideÌ€les !

–” Dans En pleine lumieÌ€re, votre capaciteÌ d’admiration et votre deÌ sir de rendre graÌ‚ce sont particulieÌ€rement frappants. Ils constituent chez vous un choix existentiel ?

–”Oui, et c’est ma nature aussi. J’aime passionneÌ ment la vie. Quand on me demande ce que je souhaite pour mes enfants, je reÌ ponds eÌ videmment une bonne santeÌ , mais j’ajoute : la passion de la vie. Quand on aime la vie, on accepte aussi la mort. Si on aime la vie, on la regarde en face, dans la plus grande communion avec la nature, le cosmos et les creÌ atures dont nous faisons partie.

–” AÌ€ la suite des deuils que vous avez connus, vous eÌ‚tes malgreÌ tout en queÌ‚te de la joie ?

–” Il y a deux personnes qui m’ont aideÌ e aÌ€ comprendre cela. Ma soeur qui eÌ tait ma confidente, mon appui, ma beÌ quille, le teÌ moin de ma vie et qui a irradieÌ de lumieÌ€re quand elle eÌ tait malade. Une amie m’a dit qu’elle nous a tous grandis dans son combat. Elle a combattu la maladie mais, en meÌ‚me temps, elle a parfaitement accepteÌ qu’elle pouvait perdre la bataille. Elle a eu cette treÌ€s belle phrase : « Je suis dans le coeur du Christ ». Et elle m’a dit : « Toi qui es en bonne santeÌ , sache que la joie est une forme de gueÌ rison. » Et puis il y a la philosophe Simone Weil, selon moi une sainte laïque qui a eu une vie extraordinaire. Elle a dit que la joie est le moment ouÌ€ on est en contact avec l’amour de Dieu. Cela veut dire que quand on est capable de profondeÌ ment aimer, on est aussi capable de profondeÌ ment souffrir. On peut dire que la joie parfaite est cette graÌ‚ce qui nous est donneÌ e de vaincre notre effroi, d’empeÌ‚cher de rendre mort ce qui est encore vivant.

–” La foi qui vous a aideÌ e aÌ€ faire votre deuil ?

–” Ce n’est pas le temps qui arrange tout. Quand j’ai perdu ma fille, je trouvais presque insupportable que le monde continue de tourner. Mais quand on aime quelqu’un comme j’ai aimeÌ ma fille, malgreÌ sa mort, il faut la garder vivante et accepter le mysteÌ€re de sa mort. Je ne peux pas en tout cas accepter que la mort de ma fille soit une pieÌ€ce aÌ€ conviction dans un proceÌ€s contre Dieu.

–” Il y a aussi dans la vie d’autres deuils aÌ€ faire. Vous parlez par exemple de la souffrance provoqueÌ e par une amitieÌ trahie, quand quelqu’un qui eÌ tait une grande amie n’a plus voulu vous voir.

–” Oui, l’expeÌ rience est douloureuse. Je ne pensais pas pouvoir souffrir aÌ€ ce point pour cet abandon, comme un chagrin d’amour. On en a presque honte. Il faut du temps et un travail sur soi pour se rendre compte de cette blessure narcissique profonde. On souffre de ne plus eÌ‚tre la preÌ feÌ reÌ e. Il y a de la jalousie. Il faut faire la part des choses. La situation est douloureuse, mais on peut en gueÌ rir.

–” Vous eÌ‚tes croyante et catholique assumeÌ e ?
sur la mort et le malheur.

–” Vous ne pensez pas qu’on preÌ sente une image trop anthropomorphique de Dieu, notamment dans le credo.

–” JeÌ sus dit : « Quand vous dites oui, que votre oui soit complet, pas un oui mais. » Je comprends qu’on doute mais comme disait sainte TheÌ reÌ€se d’Avila : « Je doute de moi mais je ne doute pas de Dieu. » Peut-eÌ‚tre que si je n’entends pas Dieu, c’est que je ne tends pas suffisamment l’oreille. On peut critiquer l’inquisition, les croisades et d’autres choses encore mais je ne pense pas que la foi se joue sur ces questions. J’avais, et j’ai toujours, la foi du charbonnier. Mais je n’ai pas toujours pratiqueÌ . J’ai pris des chemins buissonniers. Tout allait bien. J’avais une foi light mais quand j’ai rencontreÌ le malheur et la mort de proches, je me suis poseÌ des questions sur la mort et le malheur.

–” Vous ne pensez pas qu’on preÌ sente une image trop anthropomorphique de Dieu, notamment dans le credo.

–” Je fais le pari de croire. Dieu est infiniment compliqueÌ aÌ€ comprendre. Cela demande une ouverture, un travail d’eÌ leÌ vation. On ne peut juger le credo
qu’apreÌ€s avoir fait ce travail. Et je n’ai pas autoriteÌ pour cela. Je crois aussi qu’on ne doit pas faire son supermarcheÌ dans les croyances. Je crois profondeÌ ment aÌ€ la preÌ sence de Dieu. Quand on essaie de comprendre l’univers, le cosmos, l’expansion de l’univers, il y a quelque chose de presque douloureux pour l’intelligence. Nous sommes finis et nous ne pouvons concevoir l’infini.De la meÌ‚me façon, nous sommes finis et ne pouvons concevoir l’immensiteÌ de Dieu mais le credo est effectivement une formulation neÌ cessairement imparfaite parce qu’on ne peut pas dire Dieu. C’est une expeÌ rience d’intuition aussi et de travail sur soi. TheÌ reÌ€se d’Avila dit qu’elle a mis vingt ans aÌ€ rencontrer Dieu, aÌ€ eÌ‚tre en colloque avec lui. Simone Weil a dit : « La foi, c’est l’expeÌ rience que l’intelligence est eÌ claireÌ e par l’amour ». Il faut se reÌ peÌ ter cette phrase.

–” Pascal avait cousu dans la doublure de son manteau la reÌ veÌ lation de sa nuit de feu. Chacun a son viatique pour avancer. Le voÌ‚tre : un petit carnet.

–” Oui, j’ai toujours un petit carnet dans mon sac ouÌ€ je note des impressions et des phrases, des citations que je tente de retenir. Je relis beaucoup les EÌ vangiles et j’essaie de reÌ fleÌ chir aÌ€ ce qu’ils disent. Des gens m’ont aussi leÌ gueÌ des choses qui ont transformeÌ ma vie, Piero de la Francesca avec ses fresques, Jean SeÌ bastien Bach et sa musique. Ils se sont rendus plus grands et vous donnent cette recreÌ ation du monde. Et c’est en vous en nourrissant que vous pouvez vous eÌ lever.

Christiane RANCEÌ , En pleine lumieÌ€re, Carnets spirituels, Paris, Albin Michel, 2016.17,95 € - 10% = 16,16 €

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